Voyage à Madagascar

Sud de Madagascar, des oiseaux qui ne manquent pas de piquant !

L’Oiseau Magazine N° 70 - Printemps 2003


Long-tailed ground-roller



Loin des forêts tropicales de la dorsale orientale de l'île, le grand sud malgache conjugue la savane africaine et le désert de l'Arizona. Ce paysage est unique au monde et les oiseaux qui l'habitent sont auréolés du prestige de la rareté.

La cause est entendue : la plus grande île de l'océan Indien est aussi celle où le taux d'endémisme figure parmi les plus élevés de la Terre. Ainsi, sur 197 espèces d'oiseaux résidents, 106 n'appartiennent qu'à Madagascar et 25 autres existent seulement en dehors dans l'archipel voisin des Comores. À un niveau supérieur de la classification avienne, on trouve 32 genres endémiques (plus 8 également présents aux Comores) et même 5 familles inféodées à la région malgache au sens élargi : les mésites, les courols, les brachyptérolles (ou rolliers terrestres), les philépittes et les vangas. Au sud-ouest de l'île, un milieu botanique, qualifié de « fourré caducifolié » en français et de « spiny forest » (forêt épineuse) en anglais, reçoit moins de 500 mm d'eau par an (pour comparaison, les forêts tropicales de l'est bénéficient de 1 500 à 3 000 mm de précipitations annuelles).

Cette forêt est le siège d'adaptations botaniques dont la clé de voûte repose sur les tissus spongieux et un revêtement de piquants, en réponse aux longues périodes de sécheresse. La forêt épineuse malgache est le royaume des succulentes. Ces plantes, qui se recrutent dans diverses familles, ont en commun la faculté, ô combien précieuse, de stocker des réserves de liquide.

Les didiéracées (famille endémique) y occupent le devant de la scène, tout particulièrement Didiera madagascariensis, connue sous le sobriquet imagé d'« arbre-pieuvre ». Des euphorbes épineuses, plusieurs espèces d'aloès, des pachypodiums et des baobabs complètent cet inventaire botanique forcément simplifié, dont l'originalité est telle que le naturaliste a vraiment conscience de pénétrer dans un univers sans équivalent.



Un bout du monde

La case ne paie pas de mine : basse et plongée dans l'obscurité, son mobilier se résume aux éléments essentiels de la literie et aux ustensiles de cuisine les plus basiques.

Une piste sableuse, longeant la côte depuis la ville de Tuléar, nous a conduit au village de pêcheurs d'Ifaty à travers un paysage de mangroves à l'agonie - pour cause de déforestation à la machette - et de fourrés épineux passablement endommagés par les chèvres.

Dans le petit jour naissant de ce mois d'octobre, les tisserins sakalaves entament leurs va-et-vient entre le baobab, où sont arrimés les ébauches de nids suspendus et les accotements (non stabilisés !) de la piste où des graminées poussiéreuses leur fournissent des matériaux faciles à tisser. Mosa nous attend déjà sur le seuil de la case, vêtu d'un short trop grand pour lui et d'une chemise usée à l'improbable couleur beige. Si son français est resté approximatif, il connaît par contre sur le bout des doigts les noms des oiseaux en anglais ! Car les « cocheurs » anglophones du monde entier se transmettent les coordonnées de Mosa (sous forme d'informations sur Internet ou de croquis plus ou moins élaborés sur lesquels le baobab aux tisserins est toujours indiqué comme point de repère !).



Sur la piste du rollier terrestre

« Long-tailed ground-roller » et « subdesert mesite » : notre présence en ce lieu à une heure si matinale se trouve résumée dans ces deux noms ! Et c'est en quête de ce double Graal ornithologique que notre petite colonne s'est déployée en file indienne derrière Mosa et ses « assistants ». Une huppe - malgache ! - (puisque récemment élevée au rang d'espèce) lance ses trois notes pour saluer le lever du jour, recevant en écho le phrasé mélodieux du shama (de Madagascar, comme on pouvait s'y attendre…) : « Bienvenue au paradis de l'endémisme insulaire ! » semblent clamer les deux lève-tôt !

Un petit groupe d'artamies de Chabert passe au-dessus de nous sans s'arrêter : « Chabert's vanga ! », relève simplement Mosa, qui continue de marcher devant nous. Deux cents mètres plus loin, il nous lance : « Madagascar nightjar ! », en pointant son index au niveau du sol. Une éternité plus tard, au prix d'un effort visuel quasi-surhumain, tout le monde ou presque est parvenu à localiser sur la litière de feuilles mortes un « débris » plus gros que les autres, qu'une observation aux jumelles identifie comme un engoulevent posé sur ses œufs. S'ensuit un débat animé entre les tenants d'un bec pointé vers la droite et les partisans d'une queue positionnée du même côté très exactement !



Le bonheur est dans le bush

Le paysage que nous traversons est tout simplement irréel, à présent que la lumière prend possession du décor. Les bras tendus des arbres-pieuvres s'impriment en ombres chinoises sur un ciel qui s'éclaircit peu à peu. Insensiblement, cette forêt d'épineux nous absorbe, à la manière d'un organisme végétal dont nous serions les proies consentantes. À croire qu'un gourou nous conduit vers l'autel du sacrifice ! Sur quelle planète de science-fiction avons-nous atterri ? Et qui sont ces étranges créatures ailées à bec en faucille qui nous invectivent lorsque nous passons au pied d'un baobab torturé par les affres de la vieillesse ? 'Sicle-billed vanga !", répond Mosa, dont les paroles sibyllines sont le simple énoncé d'un catalogue avifaunistique. Comme les artamies observées précédemment, ce couple de falculies mantelées se réclame de la famille des vangidés, qui ne compte pour ainsi dire que des phénomènes (voir encadré). Deux newtonies d'Archbold et un coua coureur plus tard (respectivement un sylviidé et un coucou), Mosa suspend la marche et fait signe à ses pisteurs de se déployer avec lui. Bravant pieds nus des millions d'épines, les trois hommes quittent le chemin sableux en se séparant. De loin en loin nous parviennent les brèves onomatopées de leurs voix. En quelques minutes, la manœuvre d'encerclement et de rabattage porte ses fruits : Mosa émerge du fouillis végétal et nous fait comprendre que l'apparition aura lieu incessamment au niveau du sol. En effet, une silhouette se faufile au pas de course entre les buissons. À trois mètres de nous, elle s'immobilise, et nous scrute, d'un œil mi-curieux, mi-apeuré.

Il est des moments forts dans la vie d'un ornithologue, des instants de grâce où le cœur s'emballe et les jambes flageolent sous le coup d'une émotion difficilement contenue : qu'il s'agisse d'un groupe de manchots papous rentrant de la pêche sur un îlot des Falkland, de la foule pressée des flamants nains au Kenya… ou d'un rollier terrestre à longue queue dans le sud-ouest malgache !

Les rectrices de faisan, le dos brun mimant une écorce, le bleu céruléen de l'aile fermée et la gorge blanche cernée de noir distillent pour nous, pendant de très longues minutes, un moment fort de vrai bonheur. Des 5 espèces de rolliers terrestres habitant Madagascar, Uratelomis chimaera est la plus localisée, vraisemblablement la plus menacée aussi.

La fantomatique apparition s'étant finalement éclipsée, nous nous enfonçons à nouveau dans ce dédale de sentiers étroits. La lumière dorée du soleil intensifie le vert des minuscules feuilles de didiéracées qu'une précédente averse a fait jaillir de leurs supports bardés d'épines.



Râle arboricole !

La « cible » suivante est un oiseau mystérieux qui divise la communauté scientifique : espèce primitive ou, au contraire, pur produit d'une évolution poussée à l'extrême ? Nous nous garderons bien de trancher…


Mosa et ses hommes s'éloignent de nous une fois encore. Mais la traque paraît nettement moins aisée que la précédente. Les minutes d'attente s'égrènent sous l'oeil pivotant d'un caméléon… Puis Mosa nous appelle. Impossible d'échapper désormais aux entrelacs de plantes épineuses qui s'acharnent sur nos épidermes et s'accrochent aux habits ! Les jurons fusent pendant ce hors-piste qui n'en finit pas. Mais la récompense est là, posée sur une branche horizontale de didiéracée : un oiseau de la taille d'une tourterelle demeure figé, alors que Mosa répète inlassablement une succession de notes rythmées sur un mode ascendant. Le monias de Bensch nous est servi sur un plateau !

L
e groupe des mésites (en tout, 3 espèces qui n'ont jamais connu d'autre horizon que le sol malgache) occupe un maillon assez flou de l'ordre des gruiformes. D'ailleurs, l'individu qui se donne en spectacle n'est pas sans évoquer un râle, avec son bec finement arqué ; mais un râle dont la queue n'aurait subi aucune atrophie. Trente minutes se passent sans que l'animal n'esquisse le plus léger tressaillement. Mosa cesse de l'imiter et l'oiseau s'envole sans grâce, pressé de rejoindre le niveau du sol où se passe l'essentiel de son existence.



Mesures d'urgence

Mission accomplie : nous congratulons Mosa pour son aide précieuse et prenons le chemin du retour. Le vanga de Lafresnaye et le coua à tête rousse seront pour plus tard !

Tout au long des 2 ou 3 km qui nous séparent du point de départ, nous croisons des villageois équipés d'outils rudimentaires mais à lames affûtées. Les uns se rendent sur un chantier d'abattage où un tronc déjà à moitié évidé sera transformé en pirogue ; d'autres rejoignent des fours archaïques à charbon de bois. Partout, le long de la piste, des excavations creusées à la main dans le sol sableux traduisent le déterrage d'un tenrec (*) au cours de son sommeil hivernal ; et en arrivant au village, nous découvrons dans une carriole une cinquantaine de pachypodiums attendant le passage d'un revendeur de Tuléar qui les exportera sans doute à prix d'or.

À l’origine, la forêt épineuse de Madagascar couvrait 28 000 km2, soit un peu moins de 5 % de la surface totale de l'île. Or, on estime qu'un quart de cette superficie a été dégradé ou détruit depuis 25 ans !

Protéger cette forêt ne passe pas obligatoirement par la création de réserves, du moins sous leur forme conventionnelle. Les programmes de conservation, qui tardent malheureusement à se mettre en place, ne pourront aboutir qu'en associant dans un même projet les rolliers terrestres, les mésites, les baobabs et les populations autochtones.



Des oiseaux nommés Vangas

La famille malgache des vangidés (12 genres différents pour 14 espèces l) illustre l'évolution rayonnante qui s'est mise en place sur certains territoires insulaires à partir d'un ancêtre continental. Deux autres exemples classiques sont fournis par les drépanidés d'Hawaï et les incontournables pinsons de Darwin de l'archipel des Galapagos.

Issue de la dérive des continents - plus précisément, de la dislocation du Gondwana, Madagascar est une île depuis 90 millions d'années environ. Pendant les dizaines de millions d'années que dura sa « migration » vers le sud, la distance la séparant du continent africain se creusa.

On ignore à quelle époque les ancêtres des vangas actuels arrivèrent d'Afrique, via le canal de Mozambique, et par conséquent, quelle fut l'ampleur de leur trajectoire de vol au-dessus du bras de mer qui séparait le continent-mère du morceau qui s'en était détaché et dérivait.

Une forme primitive de pie-grièche africaine ou de bagadais fut très certainement à l'origine des vangas malgaches. Sans compétiteurs sérieux dans leur territoire insulaire d'adoption, les expatriés prospérèrent, occupèrent tous les milieux disponibles et évoluèrent en plusieurs espèces spécialisées dont le caractère saillant est la forme du bec. Celui-ci resta crochu chez le vanga écorcheur (une espèce que le processus évolutif a en quelque sorte « oublié ») mais il s'épaissit en casque (façon calao) chez l'eurycère de Prévost et prit la forme d'un cimeterre chez la falculie (à la manière des irrisors - ex-moqueurs - africains). Tous ces oiseaux ont conservé un régime à base d'insectes et un vanga a même appris à exploiter l'entomofaune des troncs, en se déplaçant dans la posture d'une sittelle (une famille non représentée sur l'île) !


(*) Mammifère insectivore appartenant à une famille endémique


Texte Yves Thonnerieux
L'Oiseau Magazine N° 70-69


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